Dans la préface de son ouvrage « Repenser l’inégalité », Seuil, 2000, Amartya SEN écrit :
Comme l'indique son titre, ce livre entend porter un regard nouveau sur l'inégalité. Mais il se propose aussi d'évaluer les modes d'organisation sociale en général : l'inégalité en dépend.
Égalité de quoi ?
(P 9 et 10)
La question clef pour analyser et mesurer l'inégalité,c'est : « Égalité de quoi ? »
(…) les éthiques de l'organisation sociale qui ont résisté à l'épreuve du temps ont quasiment toutes en commun de vouloir l'égalité de quelque chose (…). Non seulement il existe des « égalitaristes du revenu » qui veulent les mêmes rentrées d'argent pour tous et des « égalitaristes du bien-être social » qui revendiquent un accès égal à ce bien-être, mais les utilitaristes classiques préconisent, eux aussi, que l'on accorde une importance égale aux « utilités » de tous, et les libertariens purs que l'on reconnaisse à tous l'égale jouissance d'une classe entière de droits et de libertés.
Tous sont « égalitaristes » sur un point crucial - ils prônent résolument l'égalité de quelque chose que tout le monde devrait avoir, et qui est absolument vital dans leur approche particulière. Lorsqu'on perçoit le combat d'idées comme un affrontement entre partisans et adversaires de l'égalité - ce que font souvent les écrits théoriques -, on manque donc une caractéristique essentielle du sujet. (…)
Égalité centrale, inégalité induite
Assigner le premier rôle à la question « Égalité de quoi ? » invite à appréhender les débats entre écoles de pensée à partir de l'aspect qu'elles choisissent respectivement de privilégier pour en faire le centre de la pratique sociale, où l'égalité est impérative. Cette exigence agira ensuite comme une contrainte sur la nature des autres décisions sociales. Si une théorie impose l'égalité sur une variable, elle devra peut-être se montrer inégalitaire sur une autre, puisqu'il est tout à fait possible qu'il y ait conflit entre les deux égalisations. (…)
Égalité de quoi ?
(pages 31 et 32)
Pourquoi l'égalité ? Quelle égalité ?
Pour une analyse éthique de l'égalité, les deux grandes questions sont :
1) Pourquoi l'égalité ?
2) Égalité de quoi ?
Elles sont distinctes mais interdépendantes. Impossible de (…) répondre à la première question sans traiter la seconde. C'est évident. Mais si nous trouvons une réponse à la seconde, avons-nous encore besoin de répondre à la première ?
Si nous avons réussi à construire un raisonnement en faveur de l'égalité de x (quel que soit x - un résultat, un droit, une liberté, un respect ou ce que l'on voudra), nous nous sommes déjà prononcés pour l'égalité sous cette forme précise, x étant l'étalon de comparaison.
De même, si nous avons réfuté les arguments qui plaident pour l'égalité de x, nous avons déjà pris position contre l'égalité sous cette forme, x étant l'étalon de comparaison. Il ne reste, de ce point de vue, aucune question à traiter « dans un second temps » ou « à un niveau plus profond » afin de savoir pourquoi il faut ou ne faut pas l'égalité. Selon cette analyse, la question 1 a tout l'air d'être la question 2 du pauvre.
L'argument est assez judicieux, mais il y a aussi un autre problème, plus intéressant et concret. En matière d'« organisation sociale », toute théorie normative qui a subi avec succès l'épreuve du temps semble exiger l'égalité de quelque chose - ce quelque chose revêtant une importance particulière dans l'approche en question. Ces théories sont diverses et souvent en conflit entre elles, mais il apparaît, malgré tout, qu'elles partagent ce trait commun.
Si nous observons les débats contemporains en philosophie politique, l'égalité tient bien sûr une place de choix (…) Mais même ceux que l'on considère comme des partisans typiques d'une remise en cause de l'égalité ou de la «justice distributive » exigent manifestement l'égalité dans tel ou tel espace.
Robert Nozick, par exemple, s'il ne réclame certes pas l'égalité des utilités, ni de la détention des biens premiers, revendique avec vigueur celle des droits libertariens : nul n'a davantage de droits à la liberté qu'un autre. James Buchanan intègre l'égalité devant la loi et la politique - et devant bien d'autres choses, d'ailleurs - à l'idée qu'il se fait de la société bonne. Incontestablement, chacune de ces théories recherche l'égalité dans un espace précis - auquel elle attribue un rôle central.
Commentaires
D’emblée, Amartya SEN, insiste sur la nécessité de répondre à la question « Égalité de quoi ? » avant de s’interroger et de comparer, dans le temps et dans l’espace, les systèmes d’inégalités et les jugements que l’on peut porter sur eux. Toute doctrine sur les inégalités implique la recherche de l’égalité dans une dimension de la société au détriment d’une autre. Les systèmes d’inégalités sont multidimensionnels et peuvent présenter des configurations multiples et dynamiques.
On ne peut penser le phénomène « inégalités » sans prendre conscience que la recherche de plus d’égalité dans un domaine se traduit, ipso facto, par l’acceptation d’inégalités plus grandes par ailleurs. La système des inégalités est hiérarchisé.
Dans ces conditions, on commence à pressentir que la lutte contre les inégalités devient la lutte contre certaines inégalités au détriment d’autres formes d’inégalité.
La question qui se pose alors devient : selon quels principes va-t-on, et peut-on, faire des choix en matière de réduction des inégalités ?
Premier point, la recherche de davantage d’égalité est-elle liberticide ? Liberté et égalité sont-elles substituables ou complémentaires ?
Dans le chapitre 1 « Egalité de quoi ? » du même ouvrage
Amartya SEN écrit :
Égalité contre liberté ?
(Pages 43 à 45)
La valorisation de l'égalité est fréquemment opposée à celle de la liberté. La position d'un auteur dans ce prétendu conflit égalité/ liberté passe souvent, d'ailleurs, pour un bon révélateur de sa position générale en philosophie et en économie politique. (…), cette façon de concevoir la relation entre égalité et liberté apparaît totalement fausse. (…). Le problème de l'égalité surgit donc immédiatement en complément à la thèse qui valorise la liberté. Il peut y avoir conflit, bien sûr, entre celui qui préconise l'égalité sur une variable autre que la liberté (le revenu, la fortune, le bien-être...) et tel autre qui veut que seule la liberté soit égale.
Mais il s'agit là d'un débat sur le thème « Égalité de quoi ? ».
De même, promouvoir globalement la liberté sans considérations distributives (c'est-à-dire la faire avancer partout où c'est possible sans se soucier de sa répartition) pourrait bien évidemment se révéler incompatible avec l'égalité sur une autre variable - disons, le revenu -, mais il s'agirait d'un conflit : 1) en partie entre deux focalisations, sur la liberté et sur les revenus ; 2) en partie entre souci des structures de répartition (dans cet exemple, celles des revenus) et considérations d'agrégation non distributives (ici appliquées à la liberté).
Sur aucun de ces deux points, il n'est exact ni utile de penser le différend comme un choc « liberté contre égalité ». À strictement parler, d'ailleurs, poser le problème sous cette forme constituerait une « erreur de catégories ». Les deux concepts ne sont pas les termes d'une alternative.
La liberté fait partie des champs d'application possibles de l'égalité et l'égalité compte au nombre des structures de répartition possibles de la liberté.
Premièrement, on peut considérer la liberté comme quelque chose de bon que les individus devraient avoir, la violation de la liberté rendant l'état de choses moins bon.
Deuxièmement, on peut voir dans la liberté non une composante de l'idée de bien, mais une caractéristique des modes d'organisation sociale justes.
Il y a aussi des divergences - qui ne sont pas sans rapport avec le clivage précédent - entre les conceptions des devoirs qu'ont les autres si les libertés de quelqu'un sont violées. (…) Comme nous l'avons vu plus haut, la nécessité de procéder explicitement au choix d'espace est un moment incontournable de la définition et de l'évaluation raisonnée des exigences d'égalité. (…)
Commentaires
Selon SEN, il n’y pas de dilemme : liberté ou égalité. On ne peut rechercher de formes supérieures d’égalité si cela se réalise au détriment de la liberté des individus parce que d’une part, la liberté améliore le bien-être des individus, et d’autre part, la liberté est une caractéristique fondamentale de la justice sociale.
Cette question portant sur la justice sociale peut être abordées selon SEN à partir de la théorie majeure de la justice proposée par John RAWLS en 1971.
Dans le chapitre 5 « Justice et capabilité » du même ouvrage
Amartya SEN écrit :
Rawls et la « conception politique » de la justice
(pages 114,115, 116)
La théorie de la justice de loin la plus influente - et, je crois, la plus importante du siècle - est la « justice comme équité » de John Rawls. Ses grands traits sont connus et ont été très largement débattus. Certains ont particulièrement retenu l'attention. C'est le cas d'un outil conceptuel auquel recourt Rawls, la « position originelle » - situation hypothétique d'égalité initiale où les individus doivent choisir entre divers principes directeurs possibles pour la structure de base de la société (sans savoir quelle place ils vont y occuper personnellement). Cette méthode est tenue pour équitable, et les principes relatifs à la structure de base de la société qui sont choisis par cette méthode équitable sont considérés comme justes.
Les règles de la justice comprennent deux principes. (…) Dans ses conférences Tanner de 1982, il énonçait ses principes en ces termes :
1. Chaque personne doit avoir un droit égal à un ensemble pleinement adéquat de libertés de base égales qui soit compatible avec le même ensemble de libertés pour tous.
2. Les inégalités sociales et économiques doivent satisfaire à deux conditions. Premièrement, elles doivent être attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous dans le cadre d'une juste égalité des chances ; et,
Deuxièmement, elles doivent opérer pour le plus grand bénéfice des membres les plus désavantagés de la société8.
Le premier principe implique un affaiblissement de la condition de liberté (« un ensemble pleinement adéquat » est une exigence moins sévère que « le système le plus étendu », formule originelle de la version de 1971). Le second principe continue à inclure ce que Rawls appelle le « principe de différence », où l'on se focalise sur la production « du plus grand bénéfice des plus désavantagés », l'avantage étant jugé à la détention des « biens premiers » (Rawls 1971, p. 90-95 [trad. fr., p. 121-125]). Mais la «juste égalité des chances » est une nouvelle fois saluée ici.
Ces traits caractéristiques de la théorie de Rawls ont éveillé beaucoup d'intérêt même chez les économistes, mais il est important de les interpréter à la lumière de certains des aspects politiques de son approche. Rawls lui-même a souligné, notamment, qu'il fallait voir dans sa théorie une « conception politique de la justice ». (…)
Dans la façon dont Rawls caractérise sa conception politique de la justice, il est utile de distinguer deux éléments. Le premier se rapporte à l’objet, à la matière qui relève de la conception politique : (…) Le second élément, en revanche, renvoie très précisément à un principe particulier qu'il convient d'utiliser, principe lié à une forme spécifique de jugement et de choix social, celle de la « démocratie constitutionnelle », (…) « la conception publique de la justice doit être politique, non métaphysique 10. » (…)
Commentaires
Selon John Rawls, on ne peut envisager de réduire les inégalités sans respecter ces principes qui sont définis à partir d’une méthode jugée équitable (le voile de l’ignorance) et qui sont donc justes. En effet, dans cette situation théorique, les individus placés sous le « voile de l’ignorance » ne disposent d’aucune information (incertitude absolue) sur leurs dotations et leur situation relatives et ils sont donc raisonnablement amenés à faire le choix des principes d’organisation sociale suivants :
- principe d’égale liberté
- principe de différence
- principe d’égalités des chances
Les inégalités ne sont considérées comme acceptables et sont acceptées que dans la mesure ou ces principes sont respectés. Les inégalités existantes sont vécues comme étant socialement justes. Les règles de justice sociale définies par Rawls sont des règles d’équité. L’équité ne s’oppose point à l’égalité puisque qu’elle découle d’une configuration différente du système des inégalités. La recherche de l’équité » devient la quête d’une forme supérieure d’égalité.
Dans le chapitre 9 « Les exigences de l’égalité» du même ouvrage
Amartya SEN écrit :
Responsabilité et équité
(pages 209, 210, 211, 212)
John Rawls (1971) et d'autres théoriciens modernes de la justice (comme Ronald Dworkin 1981) ont souligné la nécessité de considérer chaque individu comme particulièrement responsable de ce qui dépend de lui. En revanche, on ne lui attribue pas la responsabilité - ni le crédit - de ce qu'il n'aurait pu changer (avoir des parents riches ou pauvres, jouir ou non de dons innés). La limite est parfois difficile à tracer, mais cette ligne de démarcation générale est fort plausible. L'analyse que j'ai présentée dans cet ouvrage a fait grand usage de cette distinction.
En fait, la critique de la théorie rawlsienne de « la justice comme équité » du point de vue de la capabilité est en partie née d'un effort pour prendre en compte directement les difficultés - d'origine naturelle ou sociale - que rencontre un individu dans la conversion des « biens premiers » en vraies libertés d'accomplir. Une personne moins apte ou moins habile à faire usage des biens premiers pour s'assurer des libertés (par exemple en raison d'un handicap physique ou mental, ou d'une plus grande vulnérabilité aux maladies, ou de contraintes biologiques ou conventionnelles liées à son sexe) est désavantagée par rapport à une autre plus favorablement lotie à cet égard, même si les deux disposent du même panier de biens premiers.
Une théorie de la justice, ai-je dit, doit enregistrer comme il convient cette différence. (…) La distinction est d'importance pour un autre problème controversé : le choix entre les accomplissements et les libertés pour juger de la position relative d'un individu. (…).
En fait, la thèse de la focalisation sur les libertés d'accomplir et non sur les accomplissements réels dépend très fortement de l'information et de l'aptitude de l'individu à comprendre et à choisir intelligemment entre les diverses possibilités dont il dispose en pratique.
Autre problème étroitement lié au précédent : la façon dont le calcul de la capabilité doit prendre en compte les libertés réelles dont les gens jouissent réellement (et pas seulement « en principe »). (…) C'est une question de focalisation sur les libertés réelles dont on jouit concrètement, en prenant bien acte de tous les obstacles - y compris ceux que crée la « discipline sociale ». (…)
Commentaires
Selon SEN, les principes définis par Rawls ne sont vraiment équitables que dans la mesure ou les « capabilités » des individus sont respectées. Sen rend finalement les principes de la théorie rawlsienne de « la justice comme équité » encore plus exigeants, en insistant sur l’indispensable capacité des individus à pouvoir mener librement leurs projets.
Enfin, dans la partie
« La liberté individuelle : une responsabilité sociale»
de l’ouvrage
« L'Économie est une science morale »
Amartya SEN écrit pages 64 et 65 :
De la liberté par rapport aux moyens de la liberté
« Au lieu donc de se focaliser sur les biens premiers ou sur les ressources dont les individus disposent, on peut centrer l'analyse sur les vies réelles que des individus peuvent choisir de vivre, vies qui représentent différents modes du fonctionnement humain. Parmi ces modes de fonctionnement, certains sont très élémentaires - par exemple, être convenablement nourri, être en bonne santé, etc… - et tout être humain est susceptible, pour des raisons évidentes, de leur reconnaître une grande valeur. D'autres modes du fonctionnement humain sont plus complexes, bien que leur valeur soit encore largement reconnue : par exemple, ressentir de l'estime pour soi-même ou participer à la vie de sa communauté. Même le mode de fonctionnement cher aux utilitaristes - à savoir, être heureux -en fait partie; seulement, il ne représente qu'un mode de fonctionnement parmi d'autres (au lieu de fournir le critère grâce auquel on pourrait évaluer tous les accomplissements humains, comme dans le raisonnement utilitariste qui ne tient compte que du bonheur). Toutefois, les individus témoignent d'une grande différence dans l'importance qu'ils attachent aux différents modes du fonctionnement humain -, même s'ils peuvent leur reconnaître à tous de la valeur - et une théorie de la justice fondée sur la liberté doit être attentive à toutes ces différences.
La liberté de mener différentes sortes de vies correspond exactement à l'ensemble formé par différentes combinaisons de fonctionnements humains, ensemble en lequel une personne est à même de choisir sa vie. C'est ce qu'on peut appeler la « capabilité » de la personne. La « capabilité » d'une personne dépend de nombreux éléments qui comprennent aussi bien les caractéristiques personnelles que l'organisation sociale. La responsabilité de la société à l'égard de la liberté individuelle impose qu'on attache de L'importance à l'accroissement des « capabilités » dont disposent réellement des personnes différentes. Et le choix de l'organisation sociale doit être fait en fonction de sa capacité à promouvoir les « capabilités » humaines. »
Commentaires
On observe clairement que la recherche de davantage d’équité exige l’amélioration des « capabilités » humaines et se traduit se par une réduction des inégalités et par plus de justice sociale.
En tentant de répondre à la question « Qu’est-ce que l’égalité ? », nous sommes parvenus à décrire ce qui peut être considéré comme l’équité. L’équité en tant qu’expression d’un degré supérieur d’égalité.
Conclusion
Dans une démocratie, la quête de l’égalité à travers la réduction des inégalités est une constante. Alexis de Tocqueville a montré, entre 1835 et 1856, que tendance à l’égalisation des conditions était consubstantielle à l’émergence de la démocratie.
La marche vers l’égalité transite donc par la recherche d’une réduction durable des inégalités et celle –ci se réalise dans une perspective de justice sociale accrue.
En effet, peut-on concevoir que la volonté de réduction de inégalités puisse s’inscrire dans une perspective de croissance de l’injustice sociale ? Comment pourrait-on légitimer cette quête si le résultat produit une société moins juste ?
On peut donc déduire que la volonté de réduire les inégalités s’accompagne de la volonté de construire uns société dans laquelle la justice sociale progresse.
Mais ce qui est vrai globalement ne l’est pas toujours en particulier. Il se peut et c’est même probable que la progression de la justice sociale exige la croissance de certaines inégalités quand d’autres formes d’inégalités régressent.
L’espace, le spectre, des inégalités est en effet multidimensionnel et hiérarchisé. En fonction des valeurs égalitaires et de l’importance relative qui leur est accordée.
Il en résulte qu’il faut accepter l’accroissement de certaines formes d’inégalité pour obtenir la réduction d’autres formes d’inégalités jugées prioritaires.
C’est de cette manière que le système inégalitaire devient plus équitable. L’équité en tant que résultat d’une nouvelle configuration du système des inégalités. Une configuration qui implique une meilleure organisation sociale, un système de différenciation sociale plus équilibré et plus juste.